May 4, 2020
jerem.
Extrait de la préface
L’actualité des Chiens de garde, nous aurions préféré ne pas en éprouver la robuste fraîcheur. Nous aurions aimé qu’un même côté de la barricade cessât de réunir penseurs de métier et bâtisseurs de ruines. Nous aurions voulu que la dissidence fût devenue à ce point contagieuse que l’invocation de Nizan au sursaut et à la résistance en parût presque inutile. Car nous continuons à vouloir un autre monde. L’entreprise nous dépasse ? Notre insuffisance épuise notre persévérance ? Souvenons-nous alors de ce passage par lequel Sartre a résumé l’appel aux armes de son vieux camarade : « Il peut dire aux uns : vous mourez de modestie, osez désirer, soyez insatiables, ne rougissez pas de vouloir la lune : il nous la faut. Et aux autres : dirigez votre rage sur ceux qui l’ont provoquée, n’essayez pas d’échapper à votre mal, cherchez ses causes et cassez-les. »
Serge Halimi, Agone, 1998, 2012
Revue
Paul Nizan est né en 1905 et mort au front en 1940 lors de l’offensive allemande contre Dunkerque. Il fut membre du Parti communiste français qu’il quitte en 1939 après la signature du pacte germano-soviétique. Une défection qui vaudra à sa mémoire de sévères antipathies de la part des membres du PCF d’alors. Il n’a que 27 ans lorsque paraît Les chiens de garde, un pamphlet dirigé contre les représentants de la vie intellectuelle française de l’époque, parmi lesquels certains de ses anciens professeurs de l’École normale supérieure. Il y dénonce l’attitude de ces philosophes bourgeois dont l’essentiel de l’activité consiste à justifier les rapports de domination de classe par leurs discours idéalistes.
Le livre paraît en 1932 au milieu d’une période très agitée du XXe siècle en proie à la fois au fascisme et aux élans révolutionnaires qui ont succédé à la révolution d’Octobre 1917 perçue au sein du mouvement ouvrier comme un formidable moment d’émancipation et comme une dangereuse menace pour les représentants de la classe dominante.
Au cours du livre, l’auteur multiplie les attaques contre certains grands noms de la philosophie de son époque dont certains sont relativement peu connus en dehors des cercles spécialisés près d’un siècle plus tard, ce qui rend parfois la lecture un peu fastidieuse. Mais ces saillies ne sont pas simplement des méchancetés gratuites ; elles servent toujours le propos central du livre qui est d’illustrer l’erreur (ou l’imposture ?) de ces philosophes qui refusent de voir comment les idées qu’ils tiennent pour le produit de La Raison pure et éternelle sont, en réalité, produites par des conditions matérielles. L’auteur oppose à l’idéalisme bourgeois libéral incarné par Kant et Descartes le matérialisme de Marx, faisant écho à la célèbre phrase de ce dernier dans ses Thèses sur Feuerbach (1845) : « Les philosophes jusqu’à présent n’ont fait qu’interpréter le monde de diverses façons : il s’agit maintenant de le transformer ».
Comme l’exprime la préface de Serge Halimi, auteur en 1997 d’un livre dont le titre fait écho à celui-ci ([et d’un autre précédemment chroniqué sur ce blog] (#)), le texte reste malheureusement très actuel malgré les années. Les chiens de garde se sont simplement déplacés des facultés de lettres vers celles d’économie et des rayons de philosophies des librairies vers les studios de télévision et les tribunes de journaux économiques, où des éditorialistes entretenus « écrivent librement ce qu’ils sont socialement programmés à écrire ».
Résumé
Le livre s’ouvre sur une critique de la philosophie comme discipline détachée de l’action des Hommes et tient que « les philosophes passent avec les philosophies ». Il oppose à la conception d’une science n’évoluant que dans la sphère des idées celle d’une science jugée d’abord à l’aune de ses conséquences pratiques. Cette position résolument matérialiste est développée tout au long du livre.
C’est ainsi que les hommes vulgaires ont le dernier mot sur la philosophie qu’ils ont d’abord jugé par ses conséquences.
— Paul Nizan, chapitre I, destination des idées
Car si l’on oublie l’origine matérielle des idées, on en vient à ignorer également leurs conditions de production historiques pour les réduire à des objets abstraits qui formeraient le terrain de jeu des seuls spécialistes. L’auteur illustre ce tempérament par l’indignation devant la condamnation de Socrate suscitée bien plus par l’irruption de ses juges profanes dans la sphère de la morale que par la mise à mort d’un homme juste. Aux gardiens du temple idéalistes, Paul Nizan préfère les figures de Marx et de Lénine dont le mérite est d’avoir été à la fois théoriciens et praticiens de la révolution prolétarienne. Adaptant du premier une longue citation originellement dirigée contre les gardiens de la croyance religieuse pour la lancer en direction des philosophes.
Pour être exact, il faut distinguer les philosophes qui se satisfont du caractère technique de leur discipline, comme un chimiste ou un physicien se consacrant à l’exercice de son métier sans prétendre avoir quelque chose à dire sur la conduite des affaires du monde, et ceux qui n’ont pas cette modestie. Ces derniers peuvent être traversés par une sorte de mauvaise conscience ou bien par la responsabilité de répandre la Lumière dans la masse des esprits inférieurs. C’est ainsi que l’on peut voir des intellectuels se presser aux portes des Universités Populaires. Mais pareille attitude de sacerdoce remplit également un rôle important dans la justification de l’ordre social existant, qui fût autrefois la prérogative du clergé. Jusqu’à ce que la Révolution française retire à la classe dominante l’argument de l’autorité divine nécessaire à sa validation. Et c’est aux philosophes qu’il revient d’habiller la bourgeoisie victorieuse des atours flatteurs qui siéent à sa supériorité morale qu’il reste à théoriser.
Aucun n’a vu se transformer en philosophie des oppresseurs ce qui avait été la philosophie des opprimés. Personne n’a vu Voltaire, personne n’a vu Kant passer de l’autre côté de la barricade.
— Paul Nizan, chapitre IV, la situation des philosophes
Une telle théorie bourgeoise de la domination ne s’aurait s’appuyer sur l’idée de supériorité de nature que la bourgeoisie s’est appliquée à renverser du temps où elle était encore révolutionnaire. Et c’est ce qui explique son recours à la haute idée qu’elle se fait de la Liberté dont elle se rêve en défenseur, sans voir que ce mot n’exprime, pour l’immense majorité, « que la dramatique conquête de tout ce qu’ils n’ont pas ». Un recours d’autant plus simple que le philosophe bourgeois ne ressent que très peu le poids des chaînes qu’impose le mode de production capitaliste, préservé qu’il est des réalités concrètes de par sa position de classe : « le bourgeois est un homme solitaire, son univers est un univers abstrait ».
Se pose alors la question de penser les moyens d’un renversement du statu quo. Après avoir dénoncé l’idéalisme de la bourgeoisie, l’auteur reconnait l’importance de ne pas lui concéder la victoire sur le terrain des idées. La position matérialiste ne nie pas l’existence ou l’importance des idées. Elle reconnait seulement qu’elles sont le produit de conditions matérielles historiques et, corollairement, qu’elles ne peuvent avoir d’incidence sur le réel qu’à condition de s’incarner dans des forces matérielles concrètes. Il faut alors trouver à surmonter l’obstacle imposé par l’habillage technique des raisonnements bourgeois conçu pour les rendre hermétiques aux masses et à les conforter dans leur sentiment d’inaptitude à prendre en main les rênes de l’Histoire. Quand le prolétariat aura fait la révolution, il sera en mesure de se doter de sa propre culture. En attendant, il lui faut compter sur le ralliement des membres déçus ou déclassés de la classe bourgeoise propriétaires d’une partie des « moyens de production intellectuelle » à l’intérieur d’un environnement tout entier contrôlé par la bourgeoisie.
Les philosophes d’aujourd’hui rougissent encore d’avouer qu’ils ont trahi les hommes pour la bourgeoisie. Si nous trahissons la bourgeoisie pour les hommes, ne rougissons pas d’avouer que nous sommes des traîtres.
— Paul Nizan, chapitre VI, défense de l’Homme
Conclusion
Le livre de Paul Nizan est une lecture revigorante dans cette période marquée par une actualité où se révèlent tous les jours les conséquences délétères d’un capitalisme travaillé par ses contradictions. Les années ont passé depuis la première édition, mais les chiens de garde sont toujours là. Ils ont revêtu l’habit des éditorialistes experts en tout, disposant de leurs ronds de serviette dans les matinales radiophoniques et sur toutes les chaînes d’information en continu.
Qu’une crise survienne, et les voilà qui se bousculent sur les plateaux pour prendre la défense du libre marché avant que nous prenne l’idée saugrenue de le remettre en cause trop sérieusement. À l’époque de Nizan, une telle idée n’avait rien de si saugrenu. Elle avait déjà conduit à une Révolution en Russie et à des insurrections à travers toute l’Europe. Si aujourd’hui, les mouvements de contestation naissants se réclament moins volontiers de Marx ou de Lénine, il ne leur faut jamais bien longtemps pour identifier le mode de production capitaliste à la source de leurs problèmes. Que l’on songe au nombre des révoltes qui ont secoué l’année 2019 ; du mouvement des gilets jaunes aux manifestations rassemblant des millions de personnes à Hong Kong et au Chili, en passant par la résurgence des mouvements écologiques et le retour de l’aspiration socialiste dans la jeunesse états-unienne.
Au fil du temps, nous sentons que l’écart entre cette nouvelle conscience insurrectionnelle et les gouvernants du monde se creuse. Le vernis libéral craque de partout, laissant apparaître le durcissement idéologique sensible jusque dans le ton de ses « chiens de garde ». Justifiant le sacrifice de ce qui reste de politiques sociales sur l’autel de la rentabilité économique et de la compétitivité. Des mots qui, autrefois, avaient pu susciter l’adhésion grâce à l’élévation relative et concomitante du niveau de vie entre une génération et sa cadette, mais qu’il faut à présent faire admettre en aboyant un peu plus fort.