August 12, 2019

Buster

jerem.

Quatrième de couverture

« Si les outils ne sont pas dès maintenant soumis à un contrôle politique, la coopération des bureaucrates du bien-être et des bureaucrates de l’idéologie nous fera crever de “bonheur”. La liberté et la dignité de l’être humain continueront à se dégrader, ainsi s’établira un asservissement sans précédent de l’homme à son outil. »

Dans ce texte phare, Ivan Illich amplifie et radicalise sa critique de la société industrielle. Dénonçant la servitude née du productivisme, le gigantisme des outils, le culte de la croissance et de la réussite matérielle, il oppose à la « menace d’une apocalypse technocratique » la « vision d’une société conviviale ». Ce n’est que par la redécouverte de l’espace du bien-vivre, qu’Illich appelait la convivialité, que les sociétés s’humaniseront.

Editions du Seuil (Points)

Ce dont le livre parle

L’auteur développe une critique de la société industrielle, un concept qu’il a lui-même forgé, qui englobe la société capitaliste sans s’y réduire, et qui se définit par la dépossession de l’humain de son propre savoir-faire comme prix d’accès à un faisceau de biens et de services qui lui sont extérieurs. D’après Illich, cette dépossession à laquelle l’individu se soumet volontairement contre une promesse d’abondance est basée sur une imposture, car l’individu se retrouve non seulement aliéné des fruits de son travail, mais également privé de sa propre force qu’il aurait pu mettre au service de son propre bien-être, de celui de sa famille ou de sa communauté.

L’ouvrage contient quelques illustrations frappantes de cette relation qui lie l’individu à la société industrielle. Certains sont extrêmement radicaux, comme lorsque l’auteur affirme que les hôpitaux et la professionnalisation de l’attribution des soins ont conduit à la perte du savoir médical des non-médecins.

Illich identifie un processus d’évolution de l’outil à deux seuils. Dans un premier temps, son développement permet d’augmenter son efficacité au bénéfice du plus grand nombre. Puis, dans un second temps, la professionnalisation à outrance produit le dépassement du second seuil au-delà duquel l’utilité marginale suivant un développement supplémentaire de l’outil ne profite plus au plus grand nombre et devient négative. L’auteur applique cette grille d’analyse au corps médical et identifie les dates de 1913 et de 1939 comme celles du dépassement du premier et du second seuil respectivement. Cette dernière date correspondant au moment où les gens ont commencé à mourir de maladies attrapées à l’hôpital et où la médecine s’est détournée du plus grand nombre et à plutôt fait valoir sa légitimité et exhibant ses prouesses techniques dans la guérison de pathologies rares.

Afin d’éviter les écueils qu’il dénonce, Illich tente de mettre au point une méthode pour nous aider à trouver le point d’équilibre entre le premier et le deuxième seuil au-delà duquel les êtres humains deviennent esclaves des outils qu’ils avaient créés pour se faciliter la vie. Il s’attarde notamment sur l’exemple de la voiture. Sans en contester l’utilité, il fait remarquer que l’omniprésence de l’automobile individuelle dans nos sociétés a non seulement produit une restructuration profonde de notre environnement au point de rendre celle-ci indispensable (il n’y a qu’à voir l’étalement urbain qui en a résulté pour s’en convaincre), mais elle a aussi jeté les individus dans les embouteillages sur le chemin du travail ou des vacances. En outre, et c’est le point crucial, nous sommes, à présent, contraints d’allouer une part importante de notre travail à l’accumulation de suffisamment de richesse pour pouvoir se payer une voiture. Il s’agit d’un exemple de retournement du rapport entre l’humain et son outil : on n’a plus une voiture pour faciliter notre travail, on travaille pour se payer une voiture. Que l’on soit ou non d’accord avec la démonstration de l’auteur, on ne peut s’empêcher de trouver une certaine justesse au résultat quand on voit les montants que les ménages, même les plus modestes, engouffrent chaque mois dans leurs crédits auto et leur carburant.

Le thème du rapport entre l’être humain et son outil est central dans la pensée de Illich. L’outil doit aider l’humain à utiliser sa propre force et non pas s’y substituer. Ainsi, Illich préfère la bicyclette à la voiture et il en « démontre » la supériorité de la manière suivante. Si l’on prend en compte l’argent injecté dans l’achat d’une voiture, celui-ci n’est jamais, en dernière analyse, qu’une mesure de la quantité de valeur produite par l’acheteur par son travail éveillé — Illich souscrit à la théorie marxienne de la valeur — et si l’on tient compte de cette quantité de temps dans le calcul de la vitesse réelle de déplacement de la voiture suivant la formule $\text{vitesse}=\frac{\text{distance}}{\text{temps}}$, alors on obtient un résultat comparable à la vitesse de la marche. Illich conclut donc : « autant marcher » !

L’auteur n’est jamais très loin du thème de l’écologie et y consacre un passage entier dans le chapitre 3 intitulé « l’équilibre ». Sur ces questions, son programme n’est pas moins radical. Il identifie le surpeuplement, la surabondance et la perversion de l’outil comme facteurs principaux de dégradation de l’environnement. Mais il va plus loin en mettant en garde contre l’illusion suprême, qui consiste à penser que « les machines peuvent travailler à notre place ». Le plus important, dit Illich, c’est que les humains réalisent qu’ils seront plus heureux à travailler les uns pour les autres et à prendre soin les uns des autres. Il qualifie une société basée sur ce principe de conviviale.

Un des chapitres du livre est consacré à l’élaboration de ce que devrait être la « reconstruction conviviale ». C’est parfois un peu difficile de se retrouver dans la méthode exposée qui ne prend pas la forme d’un guide pratique, mais plutôt d’un inventaire d’exemples concrets avec toujours au centre la mise en garde contre la tendance à prendre les moyens pour des fins.

Ainsi prive-t-on les gens de leur aptitude naturelle à investir leur temps personnel dans la création de valeurs d’usage et les oblige-t-on à un travail salarié.

— Ivan Illich, chapitre 3, l’équilibre.

Les leçons à en tirer

Presque 50 ans après sa parution originale, le livre résonne très fortement avec l’actualité de la crise environnementale que nous traversons aujourd’hui. Entre les rapports toujours plus alarmants du GIEC et les mobilisations des lycéens pour le climat, il y a certainement quelques leçons à tirer de la pensée de Illich.

Là où le livre frappe le plus juste, c’est sans doute dans sa façon d’épingler notre société pour la tendance qu’elle a de confondre les moyens avec les fins. On connaît tous l’adage selon lequel « l’argent ne fait le bonheur », c.-à-d. qu’il ne saurait être une fin en soi. L’auteur montre comment la même inversion a lieu, pour la plupart de nos institutions : l’école, la santé, la voiture... La force de l’exposé d’Illich tient au fait qu'il ne condamne pas ces institutions pour ce qu'elles sont, mais plutôt la façon dont, passé un certain seuil, elles cessent d’être au service des individus et se mettent à fonctionner dans le but exclusif d'assurer leur propre survie et contraignent les individus à travailler pour elles au lieu du contraire.

Dans l’œil du cyclone de la crise environnementale actuelle, on se retrouve souvent pris en tenaille entre l’inefficacité de nos efforts individuels pour réduire notre pression sur la nature et l’immense inertie des gouvernements et des multinationales dans leur souhait de ne pas empiéter sur leurs profits dont, nous dit-on, dépendent nos emplois et, partant, notre subsistance.

L'ouvrage invite à prendre conscience des absurdités de la société dans laquelle nous vivons et l’intérêt que nous aurions à nous en passer. La question du changement individuel se présente alors moins en termes de ce que nous avons à perdre et plutôt en termes de ce que nous avons à gagner, ou plutôt à récupérer.

il est impossible d'enseigner la renonciation joyeuse et équilibrée dans un monde totalement structuré en vue de produire toujours plus et de créer l'illusion que celà coûte toujours moins cher

— Ivan Illich, chapitre 3, l’équilibre.

La sobriété heureuse, basée sur la réappropriation par l’humain de l’usage de sa propre force est sans doute motivée, en partie, par une forme de mysticisme qui rappelle le mythe du paradis perdu — Illich a officié pendant plusieurs années en tant que prêtre catholique romain avant d’être excommunié suite à ses prises de positions opposées à celles du Vatican sur des sujets comme la contraception. Pour autant, ça serait caricatural de réduire la pensée d’Illich à un gigantesque appel à la nature. Après tout, celui-ci ne nie pas l’utilité qui découle du bon usage de l’outil au service de l’humain. Il met simplement en garde contre le retournement qui met l’humain au service de l’outil.

On pourrait y voir un avertissement contre les dérives de l’intelligence artificielle anticipées à l’heure actuelle. Mais, à mon avis, il s’agirait d’une compréhension trop simpliste des mots « outil » et « machine » employés par l'auteur qui sont plutôt à comprendre dans une acceptation plus large qui englobe les institutions. Illich s’est en effet rendu célèbre par sa critique de l’école qui a selon lui depuis longtemps dépassé le second seuil, c-à-d qu'elle œuvre à présent plus pour le maintien de son statut que pour sa mission originelle qui était de former des individus capables de penser, autant que possible, par eux-mêmes. La thèse d’Illich porte en elle une critique de la bureaucratie qui place son auteur proche du mouvement anarchiste.

Je crois, personnellement, que ce livre contient une forme de sagesse qui mérite que l’on s’y penche à l’heure des bouleversements écologiques que nous vivons et auxquels nos décideurs ne semblent avoir rien d'autre à offrir que la poursuite d'une fuite en avant industrielle et technologique.