September 17, 2019

Buster

jerem.

Quatrième de couverture

Dans ce livre explosif, Steve Keen – l’un des rares économistes à avoir anticipé la dernière crise financière –, démontre magistralement comment la théorie néo-classique, aujourd’hui dominante dans les milieux économiques, est fondée sur des idées fausses et devient donc incapable de prévenir et d’empêcher les crises.

Il propose des pistes de recherche pour l’élaboration d’une analyse économique alternative qui permettrait de les anticiper en analysant ce qui a toujours précédé les tempêtes financières : une période de calme caractérisée par une montée de la dette privée – le crédit au secteur privé a en effet un rôle majeur dans les crises. Si le crédit est trop lourd et augmente rapidement par rapport au PIB, alors tout ralentissement du crédit provoque irrémédiablement une récession grave.

Il nous faut d’urgence réduire le poids de la dette privée. Et à court terme, la dette publique, elle, pourrait bien être un des remèdes à la crise…

Steve Keen est un économiste critique de l’économie néo-classique. Il est l’une des figures de proue du mouvement du New Economic Thinking (« une nouvelle manière de penser l’économie »). Il est l’auteur du best-seller L’imposture économique (Éditions de l’Atelier).
Les Liens qui Libèrent, 2017

À propos de l’auteur

Steve Keen est un économiste dit hétérodoxe qui a acquis une certaine notoriété aux yeux du grand public en étant parmi les rares à avoir prédit la crise financière — celle que l’on a baptisée crise des subprimes — de 2008. Il fait partie des économistes critiques qui dénoncent les erreurs commises par la théorie dominante baptisée néoclassique. Ses accusations ont déjà fait l’objet d’un livre appelé Debunking Economics: The Naked Emperor of the Social Sciences publié pour la première fois en 2001 puis revu et augmenté en 2011. Il est très actif sur les réseaux sociaux où il entretient sa critique de la théorie néoclassique au fil de l’actualité. Comme il l’explique au terme du livre qui fait l’objet du compte rendu qui suit, il ne pense pas que l’on pourra éviter une nouvelle crise financière, et ce, par manque de remise en question de l’inteligenscia au pouvoir — Que cette dernière soit de bonne foi ou motivée par ses propres intérêts personnels est une question laissée au jugement de chacun — Il a ainsi créé une plateforme avec laquelle il entend reconstruire une théorie réaliste de l’économie après la crise.

Pour ma part, j’ai découvert Steve Keen après avoir entendu parler Gaël Giraud, traducteur de Keen en français et auteur de la préface du présent livre. Leur approche mathématique de la macroéconomie me parle et c’est ce qui m’a donné envie de lire ce livre.

Le livre

Keen commence par un retour sur la situation d’avant 2007 et l’explosion de la bulle spéculative dite des subprimes. Il s’amuse un peu des déclarations annonçant des perspectives radieuses pour l’économie des pays du nord pour la décennie suivante et de l’aveuglement de leurs auteurs compte tenu de l’imminence, on le sait aujourd’hui, de la crise qui a suivi. Il oppose à ces commentaires sa propre vision basée sur les travaux d’Hyman Minsky, certainement l’économiste qui a le plus influencé la pensée de l’auteur et qui est à l’origine des premières théories macroéconomiques basées sur la théorie des systèmes dynamiques. Le premier mérite de Minsky, selon l’auteur, c’est d’avoir identifié la tendance cyclique crise $\leftrightarrow $ croissance du capitalisme. Une caractéristique omise par tous les autres modèles, en particulier le modèle dominant, le DSGE (Dynamics Stochastic General Equilibrium) basé sur l’hypothèse de l’équilibre général des marchés dont on ne s’éloignerait que par l’effet de chocs extérieurs. Keen énonce un certain nombre d’hypothèses de ce modèle DSGE et qui ont de quoi rendre perplexe, en particulier le fait qu’elles négligent l’existence de la monnaie... Dans le premier chapitre, l’auteur introduit les difficultés qui découlent du fait de construire de tels modèles macroéconomiques, c’est-à-dire décrivant l’économie globale d’une société, sur base de théories microéconomiques, c’est-à-dire décrivant l’économie, d’un agent ou d’un petit groupe d’agents à l’intérieur de la société, même si cette démarche peut sembler relever du bon sens à première vue.

Ces difficultés sont exposées avec plus détails dans le deuxième chapitre. L’un des exemples frappants cités par l’auteur est celui qui consiste à concevoir la courbe de demande globale d’une société comme la somme des courbes de demande individuelles des consommateurs pour chaque marchandise. Or, nous explique-t-il, faire celà revient à négliger que la variation des prix relatifs entre les marchandises entraine des variations des revenus relatifs de la population. Ne serait-ce que parce que le produit des ventes de certains agents détermine également leurs revenus. On est donc forcé de penser directement à l’échelle de la société si l’on veut dire quoique ce soit de pertinent en macroéconomie. Ça ne revient pas à dire que la microéconomie est inutile, mais simplement à reconnaître qu’elle n’est pas adaptée pour raisonner à cette échelle.

Si l’on devait inférer un comportement macroscopique de principes microscopiques, les météorologues seraient obligés d’étudier les qualités d’une unique molécule H2O pour déterminer le temps qu’il fera dans l’infinité de ses manifestations. Il leur faudrait ainsi montrer comment, dans les conditions appropriées, une "molécule d’eau" peut devenir une "molécule de glace", une "molécule de vapeur" ou — c’est ma préférée — une "molécule de flocon de neige". En réalité, ce ne sont pas les comportements des molécules H2O individuelles qui créent les merveilleuses propriétés de l’eau, mais les interactions entre les multiples molécules H2O identiques.

— Steve Keen, chapitre 2, microéconomie et macroéconomie face à la complexité.

Le reste du chapitre est une illustration de la façon dont la complexité émerge de principes simples et abondement étudiés dans la théorie mathématique des systèmes dynamiques qui trouve des applications dans la météorologie, les sciences du vivant et bien d’autres domaines.

L’enjeu des théories qui ont compris la nature irréductiblement dynamique du réel n’est plus, dès lors, de tordre la réalité pour la faire coïncider avec des modèles simplistes, mais plutôt de rendre compte au mieux des régularités qui subsistent dans la complexité. Dans l’exemple de la théorie macroéconomique, il ne s’agit donc plus de nier l’existence des crises faute de ne pas savoir les modéliser, mais plutôt de comprendre les cycles qui mènent (endogènement) aux crises pour les anticiper et les éviter. La figure ci-dessus illustre cette notion. Il semble difficile, à première vue, de déceler une régularité dans les comportements de courbes de l’image de gauche. Or leur comportement n’est pas complètement erratique, comme on peut le voir sur l’image de droite représentant la trajectoire décrite par les trois variables $ x, y $ et $ z $ au cours du temps. On peut voir, par exemple que la trajectoire reste inscrite dans un espace restreint, qu’il y a des cycles, etc ...

Un des points forts des analyses d’Hyman Minsky, reprises par Steve Keen, c’est leur capacité à expliquer la survenue systématique d’accalmies qui précèdent les périodes de crise, chose dont les modèles néo-classiques sont incapables puisque, dans de tels modèles, une crise ne peut résulter que d’une perturbation extérieure. En outre, et c’est là un point majeur, Keen et Minsky identifient un paramètre souvent oublié dans la dynamique des crises : la dette privée. S’il est courant d’entendre parler de la dette des États comme facteur d’inquiétude et de pointer son niveau élevé pour justifier l’application de politiques d’austérité, on n’entend que très rarement parler de la dette privée dans le discours des économistes mainstream. Keen explique l’importance de cette variable en soulignant le rôle du déficit privé (le taux d’augmentation de la dette) dans le soutien de la demande globale. Exemples et graphiques à l’appui, il démontre comment un simple ralentissement de la croissance de la dette privée (pas même une chute) conduit à une contraction de la demande globale et à la récession quand son niveau est déjà haut (pp. 121-122).

Lorsqu’une crise survient, on assiste toujours à une contraction du crédit. La dette privée ne suffit plus à soutenir la demande et on entre en récession. Dans une telle circonstance, il est d’usage de se tourner vers les États qui, n’étant pas soumis aux mêmes risques de faillites que les capitalistes privés, peuvent s’endetter pour soutenir le niveau de demande et minimiser l’impact de la récession. La dette publique, souvent pointée du doigt comme un indicateur macroéconomique dangereux est donc plus souvent un symptôme des crises financières que leur cause. Cette erreur d’attribution est d’autant plus injuste, selon Keen, que si l’on autorisait et donnait les moyens aux États de jouer leur rôle de régulateur, nous n’aurions sans doute pas à connaître de crise du tout ! Or de telles interventions de l’État dans l’activité économique sont sans cesse découragées par les économistes libéraux dont l’influence est encore quasi hégémonique à l’heure actuelle.

Dans le dernier chapitre avant la conclusion, Steve Keen réfléchi aux freins qui s’opposent à un changement de paradigme nécessaire dans la conduite de l’économie mondiale. Deux hypothèses sont à considérer : la bêtise des experts et la manipulation politique. On ne peut pas exclure totalement que, parmi les "prix Nobel d’économie" et autres défenseurs militants de la pensée économique mainstream, il y en a certains qui croient vraiment à leurs propres modèles. Mais on peut difficilement imaginer qu’une telle bêtise ait pu se répandre à un tel niveau par un effet de la seule bonne foi d’une élite mal avisée. (Sur le rôle de la bêtise dans l’économie mainstream, voir le livre de Jacques Généreux : La Déconnomie).

Le public ne serait pas dupe de la supercherie sans l’effort de désinformation accompli par la profession économique.

— Steve Keen, chapitre 5, dette privée et politique.

Sur le rôle joué par les dettes privées et publiques dans les crises du capitalisme, il demeure très difficile de ne pas soupçonner que la plupart d’entre nous soient victimes d’une manipulation politique. Quoi de plus normal, en effet, pour les non-experts que nous sommes de croire les économistes majoritaires quand ils pointent les hauts montants des dettes des États comme preuves du fait que nous aurions « vécu au-dessus de nos moyens » et comme le signe d’une banqueroute imminente. Même si, comme on l’a vu, les dettes des États sont plus souvent la conséquence des crises que leurs causes.

Les recommandations imbéciles de la pensée mainstream ont un autre effet déplorable, elles confirment le public dans sa lecture parfois candide des données économiques.

— Steve Keen, chapitre 5, dette privée et politique.

Au minimum, on peut affirmer que les économistes installés ne font rien pour nous pousser à remettre en cause nos représentations simplistes d’un État devant se comporter en bon père de famille. Le manque d’efficacité des mesures d’austérité imposées aux populations pour lutter contre le chômage et le creusement des inégalités auquel nous assistons depuis près 50 ans font penser que ces représentations erronées doivent faire les affaires de quelques-uns...

Les leçons à en tirer

Dans le domaine scientifique, il faut toujours faire preuve de prudence lorsque l’on est mis en face de travaux qui semblent aller contre le consensus général. Par ailleurs, il est également important de savoir remettre en question une théorie scientifique à partir du moment où elle a montré son incapacité à rendre compte des phénomènes observés. Le caractère scientifique de l’économie, en tant que discipline intellectuelle, est largement débattu. En appliquant néanmoins les deux principes cités plus haut, on doit commencer par remarquer que les analyses de Steve Keen sont loin de faire l’unanimité parmi la profession. Pourtant, il me semble qu’elles ont au moins un double avantage ; celui de proposer une description vraisemblable de la dynamique des crises économiques tout en expliquant les erreurs des théories concurrentes.

L’auteur n’est pas un socialiste, mais plutôt un partisan d’une économie capitaliste placée sous le contrôle d’un État plus fort et, on l’imagine, également plus démocratique. Une forme de doctrine que l’on classe communément sous l’appellation de « politique keynésienne ». J’ai des doutes sur le fait qu’un capitalisme réformé suffise à faire face aux enjeux de notre époque, notamment sur le plan environnemental. Une telle option reste par exemple fondée sur une croissance importante même si soutenue par une plus forte dépense publique.

Néanmoins, les politiques keynésiennes font un retour dans l’actualité récente à la faveur des crises que nous traversons. La proposition du Green New Deal portée par la gauche du parti démocrate aux États-Unis en est assurément l’exemple le plus représentatif, allant jusqu’à emprunter son nom à la première réforme de ce type entreprise par Roosevelt pour résoudre la crise des années 30. Ce surgissement dans l’actualité est une bonne chose dans le contexte de lutte défensive dans lequel le « rouleau compresseur » de la pensée libérale à acculé tous les mouvements pour l’émancipation des travailleurs. De telles politiques ont, en effet, plutôt tendance à réduire les inégalités et à réinjecter une dose de contrôle publique dans l’allocation des investissements, restituant la possibilité d’une vision de long terme gardée jusqu’ici hors-jeu par la nature court-termiste de la logique actionnariale.

Les diagnostics et les arguments de Steve Keen sont convaincants et le livre permet de comprendre qu’il n’y a rien d’étonnant à la succession des crises dans nos sociétés capitalistes. C’est un véritable manuel d’autodéfense contre les experts familiers qui prônent le libéralisme depuis des décennies.

En tant que programme minimum, une réforme keynésienne/minskienne serait un chemin possible vers le socialisme qui aurait l’avantage de ne pas jouer la politique du pire qui comme l’Histoire l’a souvent montré a tendance à produire du « encore pire » plutôt que du progrès. Il reviendrait alors aux populations, soulagées de leurs angoisses de survie les plus urgentes, de faire advenir la société qu’elles souhaitent.